Annette, Leos Carax
Il y a trente ans, Carax faisait un choix : Binoche contre Lavant, l'argent et la gloire contre l'amour fou, voir plutôt qu'éprouver.
Pourtant, il a continué de filmer Denis Lavant, et plus Binoche. Comme si ce qui avait été abandonné, laissé pour compte, devait nécessairement revenir.
Alex le clochard pur est devenu monsieur Merde - un monstre des sous-sols, un homme qui s'est enfoncé là, peut-être pas par choix, mais par refus en tout cas. Un homme libre, sans condition.
Et puis, dans Holy Motors, cette liberté éclatait : monsieur Merde n'était même pas seulement monsieur Merde, mais tout le monde, et peut-être personne. Vertige de la dépersonnalisation, jusqu'à l'animal, jusqu'au cyborg, jusqu'à la machine (les voitures émotives à la fin du film, remisées au garage) - inanité peut-être aussi, trop-plein ne pouvant mettre en évidence que les limites d'un imaginaire (et de ses genres). Holy Motors était un film plein de scènes réussies formant un ensemble qui ne m'a pas convaincu ; comme si chacune des scènes disait "je peux" en ignorant volontairement ce qu'elles ne peuvent pas, ce qu'elles ne pourront jamais, et cessant de lutter contre cet état de fait. Si l'animal et la machine s'y trouvaient, le féminin s'en était absenté : Edith Scob ou Kylie Minogue, assistante ou star, rien de bien vivant. Les héros sont devenus solitaires, les femmes sont reléguées aux marges.
Annette est le contraire : un film qui peut, certes, et qui montre qu'il peut beaucoup. Mais on n'y voit presque pas de scènes : plutôt des visions que du temps, des couleurs que des enjeux. D'ailleurs les images s'imbriquent les unes dans les autres, fondus de l'émotion, superpositions du rêve.
Carax ne filme plus les pauvres (la pauvreté, dans Annette, n'existe pas - et c'est sans doute ce qui fait de Kiarostami, à talent égal, un cinéaste plus profond que Carax). Mais il filme ce qui l'intéresse et le concerne : l'amour-peut-être, le doute, une femme qui ne cesse de mourir, un enfant-marionnette, un monde qui s'effondre, des fantasmagories très réelles, la cuirasse d'un spectacle permanent.
Le film sonne comme quelque chose de personnel - au moins autant que l'impersonnalité était la lubie d'Holy Motors. D'une vibration particulière. Comme si Carax, ayant manqué d'être un ange en ce monde corrompu, se condamnait lui-même pour mieux viser les hommes, et les pères et les mères, et l'amour qui ne tient pas ses promesses.
Annette s'ouvre sur sa fille et lui, dans un studio d'enregistrement, prêts à lancer le spectacle obscène de leur relation - il se clôt sur eux, qui marchent dans la nuit en portant une lanterne, au milieu de leurs personnages, ayant rejoint ce monde de fiction où une fille peut dire à son père : "tu n'as plus rien à aimer maintenant", résistance d'une âme lassée d'apparaître.
Monde rêvé, monde idéal, qui par la chanson vient sacrer la parole, en faire le seul refuge dans la forêt des images criardes.
Le film est triste, désespéré : l'amour tombe malade, et l'artiste en vient à la conclusion qu'il ferait mieux de se taire.
Il est heureux aussi, d'un même mouvement, puisqu'il ne cesse, en vue de ce silence, d'inventer le cinéma, c'est-à-dire de le détruire, à défaut d'avoir su changer l'amour en autre chose qu'un rapport de forces.
Une fois admis que le cinéma de Carax ne connaît ni la pauvreté ni la bonté, on peut le suivre jusqu'à l'endroit sublime qu'il nous propose : celui d'un homme en lutte, qui croit un peu trop en sa petitesse et pas assez en la grandeur des autres, mais qui la traque avec rage et souffle. Un homme qui sait qu'il ment, et persiste, mais se dénonce et pourtant ne cherche pas le salut de son âme, plutôt son évaporation sous la forme d'images effrayantes et superbes.